Au festival d’Aix-en-Provence, on voyage dans le temps... et on se perd parfois en route |
Une claque, une (bonne) surprise, une déception : après le “Requiem” de Mozart et la “Tosca” de Puccini, les festivaliers aixois ont quitté les XVIIIe et XIXe siècles pour se rapprocher de leur époque.
Fini les joies (et les aléas) du plein air au Théâtre de l’Archevêché, la première semaine du festival d’Aix s’est terminée à l’abri des caprices de la météo, dans le vaste espace du Grand Théâtre de Provence et le cadre plus intimiste du Théâtre du Jeu de paume.
Après le Requiem méditatif de Mozart, Romeo Castellucci et Raphaël Pichon, et la Tosca expérimentale de Puccini et Christophe Honoré, on s’attendait à peu près à tout. Mais peut-être pas à recevoir une telle claque avec Jakob Lenz, de Wolfgang Rihm (1979), mis en scène par Andrea Breth, grande figure du monde théâtral et lyrique germanophone (elle a notamment dirigé la Schaubühne de Berlin), qui fait à Aix ses débuts sur les scènes françaises. Créée en 2014 à Stuttgart, récipiendaire du prix Faust, sa production a déjà voyagé à Bruxelles et à Berlin, et fait l’objet d’une captation éditée en DVD (chez Alpha Classics). Poète et dramaturge frappé par la schizophrénie, Jakob Lenz a, dans la réalité, compté parmi les proches de Goethe, avant de se brouiller avec lui et de basculer lentement, malgré les soins attentifs du pasteur Oberlin, dans une folie sans retour. C’est cette descente mentale aux enfers, chargée d’angoisses, de souvenirs et d’hallucinations, que raconte l’opéra de chambre de Rihm, en treize tableaux qu’Andrea Breth habille d’images puissamment évocatrices, d’une poésie noire.
Lié à Wolfgang Rihm par une amitié fidèle, déjà complice d’Andrea Breth sur les productions précédentes, le baryton autrichien Georg Nigl porte à bout de bras et de voix le rôle-titre, sa performance sidérante justifie le voyage à elle seule. Mais il faut compter aussi avec le généreux et touchant pasteur Oberlin de Wolfgang Bankl ; John Daszak, dont le timbre acéré convient à l’ambivalent docteur Kaufmann ; le chœur de six voix, qui anime l’inconscient tourmenté de Lenz ; et, dans la fosse, un Ensemble Modern au sommet de son art, guidé par le chef Ingo Metzmacher dans la riche partition de Wolfgang Rihm, avec ce qu’il faut de précision horlogère et de compassion chaleureuse.
Le conflit israélo-palestinien en opéra
Venait ensuite la création mondiale des Mille Endormis, du compositeur israélien Adam Maor et du librettiste et metteur en scène canadien Yonatan Levy, autre opéra de chambre au format aussi ramassé que celui de Jakob Lenz, pas plus optimiste sur le fond (comment l’être concernant le conflit israélo-palestinien ?), mais traité sur le mode de la fable satirico-fantastique. Le récit, en hébreu, s’organise autour de quatre voix, celle du Premier ministre, de son assistante, Nourit, de S., chef du Shin Beth, et d’une « voix du monde extérieur », qui se matérialise sous trois identités différentes. Parce que le gouvernement se trouve embarrassé par la grève de la faim de mille prisonniers palestiniens, S. suggère de les endormir. Mais les rêves des prisonniers déclenchent, entre autres phénomènes inquiétants, des cauchemars et des crises d’insomnie chez les Israéliens. Et la tentative d’envoyer une agente secrète (Nourit) infiltrer sous hypnose la conscience des dormeurs n’aboutira pas au résultat escompté.
A partir de ce livret caustique et spirituel, dont le caractère fantaisiste ressort grâce à une scénographie (de Julien Brun) aux formes et couleurs sixties, Adam Maor, 36 ans, a composé une musique d’inspiration d’abord occidentale, qui jongle avec l’instrumentation acoustique et la musique électronique. S’y insinuent bientôt des quarts de ton au caractère très oriental, la psalmodie d’un chantre de synagogue (chargé de lire le journal au Premier ministre !), les mélismes ensorcelants du dernier air de Nourit… La fusion s’effectue en douceur grâce à l’ensemble United Instruments of Lucilin, sous la direction souple et précise d’Elena Schwarz, et le casting vocal n’est pas loin de l’idéal : Tomasz Kumięga, parfait d’autorité, Gan-ya Ben-gur Akselrod, au soprano clair et gourmand, la basse sépulcrale de David Salsbery Fry, et le ténor Benjamin Alunni, chant fluide et timbre fort séduisant. Faute d’une captation filmée, il faudra, après Aix, aller au Portugal, en Belgique et en Finlande pour profiter de ce nouvel opéra, et (ré)écouter, en attendant, la captation proposée par France Musique depuis mercredi 10 juillet.
La “ville-piège” de Mahagonny
Restait Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, de Kurt Weill et Bertolt Brecht (1930), dernière grande proposition lyrique de l’édition 2019, à suivre en direct ce jeudi soir sur Arte Concert et France Musique. Encore une fable, d’un pessimisme absolu : poursuivis pour malversations diverses par les autorités, la veuve Begbick, Moïse et Fatty créent de toutes pièces, en plein désert, la « ville-piège » de Mahagonny, sorte de Babylone moderne où tous les plaisirs sont disponibles pourvu qu’on en paie le prix. Mahagonny sera menée à la destruction après le passage d’un typhon, quand certains des rescapés érigeront la jouissance en droit absolu et découvriront à leurs dépens que personne « ne peut rien pour personne ». Très sollicité en ce moment (rien qu’à Paris, il vient de monter Don Giovanni à l’Opéra de Paris et Electre/Oreste à la Comédie-Française), le metteur en scène Ivo Van Hove s’empare de cette œuvre sulfureuse avec la volonté affichée de respecter les intentions des auteurs. Et décide, puisque Mahagonny n’est qu’un réservoir d’illusions, de raconter sa fondation et sa chute par le biais d’un tournage de film-reportage, effectué en direct sur le plateau.
Ce qui présente assez peu d’intérêt et beaucoup d’inconvénients : le filmage en direct produit des images confuses et disgracieuses qui détournent le regard de ce qui se passe sur scène, l’usage d’incrustations d’images filmées sur fond vert (déjà vu chez Pierrick Sorin et Damiano Michieletto) désincarne le récit plus qu’il ne l’enrichit, et l’absence de décor met à la peine les voix, absorbées par le vide du plateau. Surtout, cet appareillage technique ne laisse que très peu de place à l’ironie, à l’émotion, à ce qu’il peut rester d’humanité, bonne ou mauvaise, aux habitants de Mahagonny. On s’ennuie ferme, donc, malgré la musique bigarrée de Kurt Weill (plutôt bien servie par Esa-Pekka Salonen et le Philharmonia Orchestra), l’abattage de Karita Mattila en veuve Begbick, la touchante Jenny Hill d’Annette Dasch, le séduisant quatuor des bûcherons d’Alaska (Nikolaï Schukoff, Sean Panikkar, Thomas Oliemans, Peixin Chen) et le superbe chœur masculin de l’Ensemble Pygmalion.
La présence à Aix du plasticien Romeo Castellucci comme du cinéaste Christophe Honoré relève de ce qui est désormais une évidence : l’art lyrique se nourrit volontiers des arts visuels, pour une association souvent fructueuse. Compositeur mais aussi spécialiste du « mix media », le Néerlandais Michel van der Aa participe à cette édition 2019 avec deux œuvres qui marient musique et numérique. Les festivaliers présents à Aix les 13 et 14 juillet pourront assister, au conservatoire Darius-Milhaud, à la création française de Blank Out, « opéra de chambre pour soprano, baryton, chœur et film 3D », d’après les poèmes de la Sud-Africaine Ingrid Jonker. Et tester avant ou après, au château La Coste (2750, route de la Cride, 13610 Le-Puy-Sainte-Réparade), la captivante installation virtuelle Eight. Comme dans le Requiem de Castellucci, on y partage trois âges de la vie d’une femme, en l’occurence une chanteuse-compositrice faite d’images de synthèse. Pour suivre ses traces visuelles et sonores, il vous faudra préalablement endosser des lunettes et un casque qui vous feront perdre tous vos repères, et basculer (en sécurité) dans toute une série de mondes imaginaires.