Sans notes
Au Festival d’Aix-en-Provence, deux grandes Tosca pour le prix d’une

Dans une saisissante mise en abyme, bien servie par la réalisation musicale, le cinéaste Christophe Honoré joue avec les mythes qui nourrissent la tubesque “Tosca” de Giacomo Puccini. A voir ce mardi soir, si la météo le permet, au Théâtre de l’Archevêché, ou à suivre en direct sur Mezzo, France Musique et les sites d’Arte et de France Télévisions.

Va-t-on au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence pour découvrir en néophyte Tosca, de Giacomo Puccini, cet opéra si populaire, et pourtant (ou à cause de cela) encore jamais monté dans la cité provençale ? Si oui, il y a de bonnes chances que la mise en scène du cinéaste Christophe Honoré déroute, voire irrite, comme ce fut le cas jeudi 4 juillet, soir de première, où l’arrivée de l’équipe scénique fut copieusement huée. S’il s’agit plutôt de changer de point de vue sur un tube lyrique maintes fois mis en scène, ce regard inédit sur Tosca, qui met en abyme la figure de la diva, a tout pour séduire – et les huées de la première furent d’ailleurs contrebalancées par de vigoureux applaudissements.

Ce n’est pas la première fois que Christophe Honoré monte un spectacle à Aix-en-Provence. On lui doit un Cosi Fan Tutte de Mozart (2016), dont le parti pris très politique ne tenait pas la distance. Notons que la vidéo n’y intervenait pas. Qu’elle soit filmée et projetée en direct sur le plateau, ou proposée sous forme d’extraits de films et d’archives, elle est très présente dans cette Tosca. Plus intéressé par les mythes transportés par l’opéra de Puccini que par la littéralité du livret, Christophe Honoré s’est emparé de l’œuvre en partant du rôle-titre, la cantatrice Floria Tosca, et de son air le plus célèbre, le mythique Vissi d’arte.

Il a aussi dédoublé son héroïne, demandant à la soprano américaine septuagénaire Catherine Malfitano, ancienne grande interprète du rôle, d’incarner une Prima Donna presque muette en fin de carrière, qui reçoit chez elle de jeunes chanteurs venus lui rendre hommage en chantant Tosca, le tout étant filmé dans le cadre d’un documentaire. Parmi ces jeunes chanteurs, une autre soprano américaine, Angel Blue, assure dans la fiction comme dans la réalité la prise d’un rôle musicalement et symboliquement écrasant : celui de Floria Tosca.

Christophe Honoré a dédoublé son héroïne : Angel Blue et Catherine Malfitano, ancienne grande interprète du rôle.

Christophe Honoré a dédoublé son héroïne : Angel Blue et Catherine Malfitano, ancienne grande interprète du rôle.

© Jean-Louis Fernandez

Passage de flambeau entre deux artistes

La pièce de Victorien Sardou, qui a nourri le livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, n’existe plus que dans les mots chantés par les protagonistes. L’enjeu dramatique ne tourne plus autour de l’amour réciproque du peintre Mario Cavaradossi et de la jalouse Tosca, condamné par les manœuvres de l’ignoble préfet de police Scarpia sur fond d’implacables luttes politiques. Il repose désormais sur le passage de flambeau entre deux artistes, l’une qui ne peut plus chanter et tente de l’accepter, l’autre qui vit sa première Tosca comme une série d’épreuves, la pire d’entre elles étant l’affrontement, dans le deuxième acte, avec un « Scarpia » froid et brutal, qui profite de son ascendant sur la débutante et de l’isolement de cette dernière (« Cavaradossi » est ivre mort, la Prima Donna se trouve à son chevet) pour se conduire en prédateur sexuel. Le premier acte, qui se déroule dans le salon de la diva, instaurait déjà un rapport de force entre la diva retraitée et la chanteuse en devenir, la première interrompant et critiquant la seconde, après lui avoir « volé » le début de son premier air.

Y aura-t-il transmission ? A quel prix ? Tout bascule au moment du Vissi d’arte, pendant lequel Christophe Honoré convoque, par la vidéo, les images des divas d’autrefois, en commençant par Maria Callas, et en incluant Catherine Malfitano, qui ne s’illustra pas seulement sur scène, mais aussi dans le film de Brian Large tourné sur les lieux évoqués par le livret.

La jeune Tosca chante d’une manière déchirante, se fait ovationner par le public d’Aix (ainsi inclus dans le drame), reçoit des mains de la Prima Donna la robe rouge qui lui servit de costume autrefois. Dans le dernier acte, où se produit un spectaculaire changement de perspective, on comprendra que si le passage de relais a bien eu lieu, celle qui a transmis son art ne rêve finalement que de reprendre ce qu’elle a donné. Ce qui conduira à un tout autre drame que celui prévu par la Tosca originelle…

L’enjeu dramatique (…) repose désormais sur le passage de flambeau entre deux artistes, l’une qui ne peut plus chanter et tente de l’accepter, l’autre qui vit sa première Tosca comme une série d’épreuves,(…).

L’enjeu dramatique (…) repose désormais sur le passage de flambeau entre deux artistes, l’une qui ne peut plus chanter et tente de l’accepter, l’autre qui vit sa première Tosca comme une série d’épreuves,(…).

© Jean Louis Fernandez

Au-delà de l’exercice de style

Tout cela est captivant, pas toujours confortable (on frôle le sordide au deuxième acte lorsque Cavaradossi se noie dans l’alcool, puis quand la Prima Donna s’embarque dans une relation tarifée avec un jeune homme), et réglé au millimètre. On ne peut s’empêcher de penser au travail du metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov, que Christophe Honoré dit admirer, et qui pratique en virtuose l’art du pas de côté, en se donnant chaque fois – qu’on soit d’accord ou pas avec le résultat – les moyens de défendre ses idées jusqu’au bout.

Cette Tosca va bien au-delà du brillant exercice de style, et c’est pour cela qu’elle nous bluffe. C’est parce que le cinéaste connaît l’œuvre sous toutes ses coutures qu’il se permet d’en décaler le propos, et de jouer avec les images que trimbalent depuis plusieurs décennies, auprès des lyricomanes, l’œuvre et ses interprétations.

Comme dans cette fin de deuxième acte où la Prima Donna, qui concentre à elle seule toutes les Tosca d’autrefois, rejoue le rituel pratiqué par Floria Tosca autour du cadavre de Scarpia, qu’elle entoure de bougies : cette fois, « Scarpia », pas vraiment mort, a déjà quitté le plateau, et c’est Catherine Malfitano elle-même qui dispose les chandeliers sur le sol et s’allonge entre eux avant d’éteindre la flamme. Comme si, venant de céder le rôle de sa vie à la jeune Tosca, elle n’avait plus qu’à mourir…

Catherine Malfitano s’est totalement investie dans ce rôle à double tranchant, en le nourrissant de toute son expérience.

Catherine Malfitano s’est totalement investie dans ce rôle à double tranchant, en le nourrissant de toute son expérience.

© Jean-Louis Fernandez

Un beau tableau musical

En Daniele Rustioni, Christophe Honoré a trouvé un précieux allié. Non seulement le chef italien ne pouvait guère faire plus pour prouver sa volonté d’entrer dans le jeu scénique (qui le propulse sur le plateau, avec tout l’orchestre, au troisième acte), mais la façon dont il mène le bel Orchestre de l’Opéra de Lyon est aussi limpide que la mise en scène est complexe. Claire, chaleureuse, attentive à magnifier les détails dont regorge la partition, sans que cela atténue la flamme orchestrale, la direction musicale veille aussi au bien-être vocal des chanteurs. 

Principale découverte pour l’écrasante majorité des spectateurs, la première Tosca de la soprano américaine Angel Blue : fort joli timbre, large tessiture (aigus flamboyants, graves généreux), beaucoup de présence et d’expressivité, incroyable capacité à rentrer dans le projet théâtral au risque de se mettre en danger, en laissant croire, au premier acte, qu’elle est aussi peu à sa place que ce que lui laisse entendre la Prima Donna. Pour mieux nous détromper par la suite…

Le peu que chante Catherine Malfitano, sur scène du début à la fin, tombe toujours à propos, et quelle présence ! Elle aussi s’est totalement investie dans ce rôle à double tranchant, en le nourrissant de toute son expérience. Bien malmené par la mise en scène, qui transforme le personnage en has been pathétique, le Cavaradossi de Joseph Calleja peine parfois à gravir l’aigu, mais le miel du médium rattrape tout. Alexey Markov campe un Scarpia terrifiant à souhait, à la froideur presque métallique. Les excellents chœur et maîtrise de l’Opéra de Lyon, ainsi que les seconds rôles, complètent un tableau musical des plus plaisants.

Comment la télévision s’accommodera-t-elle des deux écrans du deuxième acte, où se déroulent deux actions différentes en plus de ce qui se passe sur scène ?

Comment la télévision s’accommodera-t-elle des deux écrans du deuxième acte, où se déroulent deux actions différentes en plus de ce qui se passe sur scène ?

© Jean-Louis Fernandez

Reste une question pour ceux qui regarderont, dès ce mardi soir, Tosca en direct sur leur écran de télévision ou d’ordinateur (à condition que les conditions météo, menaçantes, leur en laissent l’occasion) : que donnera la captation, à laquelle Christophe Honoré ne s’est pas mêlé ? Laissera-t-elle le regard du spectateur errer à son aise pendant le premier acte, ou choisira-t-elle à sa place ? Comment s’accommodera-t-elle des deux écrans du deuxième acte, où se déroulent deux actions différentes en plus de ce qui se passe sur scène ? Le troisième et dernier acte devrait poser moins de problèmes, mais la réalisation de Philippe Béziat, rompu à ce genre de défi, tiendra certainement de l’exercice de haute voltige.


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