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Festival Présences 2018 : Frédéric Verrières – Evening Harmony (Like Debussy has never heard it)

En convoquant un piano augmenté et des voix d’outre-tombe, Frédéric Verrières nous invite à découvrir une réinvention fantasmagorique d’un célèbre prélude de Claude Debussy, mêlé au poème éponyme de Charles Baudelaire, Harmonie du soir. Par son écriture et son instrumentation, Evening Harmony (Like Debussy has never heard it) nous renvoie à un univers peuplé d’ombres mouvantes, où la matière sonore s’étire et se transforme de façon surréaliste. Sous l’effet de ce miroir déformant, l’oeuvre de Debussy est redécouverte sous un autre jour, sous une autre forme.

Frédéric Verrières
Frédéric Verrières. / ©

Né en 1967 à Antony, Frédéric Verrières étudie le piano au Conservatoire Royal de Bruxelles avant d’intégrer le Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans les classes de Marc-André Dalbavie, Gérard Grisey, Michaël Levinas, François Théberge et Gabriel Yared. En 1997, il obtient un premier prix de composition à l’unanimité et il suit deux ans plus tard le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam. En 2000, il obtient de la SACEM le Prix de la meilleure création contemporaine et l’année suivante, il est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. En 2003, il reçoit le prix « Nouveau Talent Musique » de la SACD. Son opéra The Second Woman, mis en scène par Guillaume Vincent, est créé au Théâtre des Bouffes du Nord en 2011 et reçoit le prix de la « Meilleure création musicale d’un compositeur français » par le Syndicat Professionnel de la Critique de Théâtre, Musique et Danse. Frédéric Verrières écrit pour le concert, le cinéma, le théâtre et l’opéra. Allant régulièrement à la rencontre de styles très divers, ses œuvres ont été jouées par des interprètes aussi divers que Nicholas Angelich, Jeanne Cherhal, Dana Ciocarlie, David Grimal, Camélia Jordana, Michel Portal, Alexandre Tharaud, Baptiste Trotignon, et des ensembles comme l’Orchestre Lamoureux, l’Ensemble Itinéraire, TM+, l’Ensemble Court-circuit, l’Ensemble Ictus ou l’Ensemble Cairn.

Anamorphoses et fantasmagories

L’écriture musicale de Frédéric Verrières s’apparente à la technique de l’anamorphose en peinture, que l’on compare souvent au trompe l’œil. Un exemple célèbre se trouve dans le tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune peint en 1533. Un détail étrange, au premier plan, n’est parfaitement compris par celui qui le regarde que lorsqu’il observe le tableau de façon oblique : ce qui ressemblait à un os de seiche se transforme alors en crâne humain.

Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune, 1533.
Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune, 1533. Essayez donc d’observer ce tableau par la droite.

En appliquant cette technique picturale à la musique, Frédéric Verrières parvient à tisser un lien consubstantiel entre Evening Harmony (…) et le Prélude n°4 du Livre I de Debussy. Le changement de perspective peut se faire par glissements, ou bien brutalement, mais les deux œuvres ne sont jamais très loin l’une de l’autre. Le Prélude n°4, qui dure à peu près 3 minutes 40, est entendu dans son intégralité dans cette pièce de 20 minutes, mais de manière fragmentée. Certains passages sont répétés plusieurs fois, d’autres glissent lentement dans les limbes, ralentis, accélérés, superposés. Comme le dit Frédéric Verrières au micro d’Anne Montaron, le fait de rester plus longtemps sur certains passages permet de dépasser le caractère narratif du Prélude n°4 pour arriver à un état de sensation pure, où l’on s’immerge totalement dans l’oeuvre, dans le son de l’oeuvre.

Lorsqu’il évoque sa propre écriture, Frédéric Verrières parle aussi de fantasmagories, autrement dit de visions surnaturelles. « On a une image précise, une référence précise, en l’occurrence un prélude. Et à partir de là je projette un certain nombre d’actions musicales qui ressemblent à ce qui se passe avec les lanternes magiques : on a une image très précise au départ, puis on projette une autre image cohérente avec la première mais qui la métamorphose. Il suffit ensuite de bouger un peu l’image initiale et on a par résonance un geste monstrueux, gigantesque. »

Ces approches possèdent par ailleurs une dimension pédagogique très forte. Frédéric Verrières utilise à dessein des « tubes » de la musique du répertoire comme point de départ. L’auditeur, connaissant la pièce a priori, acceptera plus naturellement de se perdre dans les tours et détours du compositeur, avec l’agréable sensation de redécouvrir un Debussy familier, mais métamorphosé.

Piano silencieux et illusions sonores

Evening Harmony (…) est une pièce écrite pour piano silencieux augmenté, et trois accessoiristes dont le rôle est d’interagir, entre autre, avec cet instrument central. Le piano silencieux est un piano acoustique muni d’un système silencieux permettant de jouer sans produire de son. Un système électronique permet en plus d’interpréter les notes jouées par le pianiste, comme sur un clavier midi, pour jouer des sons synthétiques produits par un ordinateur, ou bien pour simplement jouer du piano au casque sans déranger ses voisins.

Pour Frédéric Verrières, le piano silencieux renferme une puissance poétique énorme car il peut devenir muet. « Comme je m’attache au visuel, il y a tout un travail possible sur la dissociation du geste et du son. » Et en effet, lors de représentation d’Evening Harmony (…), il était fréquent de voir bouger les doigts du pianiste Wilhem Latchoumia à toute vitesse tout en ayant l’impression que ce n’était pas lui que nous entendions. Travaillant main dans la main avec le Réalisateur en Informatique Musicale Robin Maier, Frédéric Verrières a ainsi développé de nombreux traitements de ce piano silencieux. On peut entendre des effets de retard, d’accumulation, de filtrage, de pitch de bandes magnétiques, et un changement fréquent du tempérament du piano en micro intervalles. Ces effets permettent de rendre le son plus ténu, ou au contraire de le saturer, ils permettent parfois de le faire fondre, ou bien glisser comme si l’on frottait un archet de violon sur les cordes. Et le résultat est très organique et naturel, à tel point qu’on a parfois l’impression d’être devant un spectacle de magie : le son du piano apparaît puis disparaît, ou se transforme sans que l’on ne comprenne comment. Le « truc » repose en fait sur des transducteurs dissimulés dans le piano, pour que le corps de l’instrument fasse résonner tous ces sons mystérieux.

tansducteurs
Les transducteurs dissimulés dans la table d’harmonie du piano.

Autour du piano à queue sans couvercle sont également disposés trois accessoiristes (Jean-Luc Fafchamps, Jean-Luc Plouvier et Kaja Farszky de l’ensemble Ictus), dont le rôle est d’interagir avec les cordes du piano et avec des objets disposés sur celles-ci. On retrouve le principe du piano préparé cher à John Cage, mais ici, le son du piano peut changer à tout moment, et en permanence pendant toute la pièce : on peut alors parler de piano préparé en temps réel. Les cordes sont frappées, frottées, et parmi les multiples objets utilisés, certains sont en référence directe avec le poème éponyme de Charles Baudelaire, comme le goupillon ou l’encensoir. Nous avons donc devant nous un piano à la fois préparé et silencieux, que l’on appellera plus simplement un piano augmenté.

De Prélude (…) à Evening Harmony (…)

Lorsqu’il a été invité par Anne Montaron pour l’émission Alla Breve en Janvier 2017, Frédéric Verrières a composé Prélude (Like Debussy has nerver heard it). Il s’agissait d’une pièce de dix minutes contenant beaucoup d’éléments présents dans Evening Harmony (…), un peu comme une première version. Pour cette révision complète, le compositeur a souhaité changer de nom pour marquer « un peu plus » la référence au poème de Baudelaire Harmonie du soir issu du recueil « Les fleurs du mal ». « Un peu plus », car la référence au poème est déjà inscrite dans le titre de la partition de Debussy : Prélude n°4 – « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », qui est un des vers du poème.

Harmonie du soir représente une scène liturgique, et les accessoiristes étaient vêtus de chasubles de prêtres lors du concert. Dans cet exercice scénographique, Frédéric Verrières cherche à confronter deux situations qui n’ont rien à voir : celle d’une messe et d’un concert de musique contemporaine. Et cela ne va pas sans procurer une certaine étrangeté à la scène, plongée par ailleurs dans la pénombre. La présence de texte lu dans Evening Harmony (…) ajoute également à l’étrangeté du dispositif. Largement traitée par l’électronique pour devenir caverneuse et granuleuse, la voix de Jean-Luc Plouvier nous dit des fragments du poème de Baudelaire. On peut entendre des bouts de vers, mais aussi de simples mots, comme « encensoir », ou bien « vertige ». Rattachée au Prélude de Debussy, cette voix d’outre-tombe suggère la présence du passé, comme une invocation du poète qui viendrait hanter ce décor solennel.

Pour nous expliquer un peu les raisons de ces rapprochements inhabituels, Frédéric Verrières nous dit : « J’aime bien faire en sorte que l’écriture du passé soit confrontée avec les techniques d’aujourd’hui comme l’électronique. J’aime bien travailler avec l’histoire, même si je ne cherche pas à être nostalgique. C’est un peu comme Andy Warhol avec la Joconde : il n’y a aucune nostalgie, et à travers cette Joconde on ne voit que Warhol. Je souhaite que l’on n’entende que ma musique, même si aucune note ne vient de moi au départ. »

L’utilisation du son immersif pour ce concert a servi à retranscrire le son du studio 104 de Radio France. Vous n’entendrez pas d’écriture dans l’espace, mais pourrez profiter de l’oeuvre comme si vous y étiez, à la différence prêt qu’il vous manquera la dimension visuelle de la pièce, si chère à Frédric Verrières.

par Jules Négrier

À voir et à entendre :

Interprétation :

Wilhem Latchoumia : Piano

Ensemble Ictus :

Jean-Luc Plouvier : Accessoires et voix
Jean-Luc Fafchamps, Kaja Farszky : Accessoires

Équipe Technique :
Chef opératrice du son : Delphine Baudet
Musicienne metteur en onde : Alice Legros
Opératrice plateau : Myriam Guillaud et Célia Dufour
Opérateur plateau et post-production : Jean-Baptiste Etchepareborde
Sonorisateur : Tahar Boukhlifa

 

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