Podcast : la parole puissante du médecin Christian Lehmann sur Binge Audio |
Pour le médecin et écrivain, “c’est un moment où tous ceux qui régimentent le soin en temps normal, comme les agences régionales de santé, sont assis sur leur siège en train de transpirer.” Christian Lehmann raconte sa perception de la crise du coronavirus dans “Programme B”, pour Binge Audio. Une parole vive et forte.
Décidément, la période est étrange. « Un médecin peut prendre son téléphone, appeler le maire de sa commune de presque 40 000 habitants et, en l’espace de trois minutes, voir mis à sa disposition un lieu, la réserve sanitaire, des affichages municipaux, du matériel de protection… » Christian Lehmann, médecin et écrivain, semble ne pas en revenir au micro de Thomas Rozec pour Programme B, de Binge Audio. Mais l’homme, fine mouche à la parole vive (il tient un « Journal d’épidémie » pour Libération), n’est pas dupe. « C’est un moment où tous ceux qui régimentent le soin en temps normal, comme les agences régionales de santé, sont assis sur leur siège en train de transpirer. Eux qui, pour la moindre demande, mettent en place un protocole avec des réunions pendant trois ans, font aujourd’hui ce qu’on leur demande. »
Avec force, le docteur, qui a monté à Poissy, avec des élus locaux, un centre d’accueil et d’examen pour les personnes supposément atteintes du Covid-19, pointe un « échec absolu ». Celui d’« une technostructure qui a saisi tous les postes de décisions, bloqué les initiatives locales pendant des décennies, mis en place le benchmarking, permis à des gens qui ne seraient pas foutus de faire notre travail pendant trente minutes de passer des années à nous faire sauter à travers des cercles enflammés de plus en plus petits, en prenant plaisir à nous dire : “Vous n’êtes pas dans les clous” ».
En prend pour son grade le pouvoir politique, « cette médiocrité qui s’autoentretient » : « Si nous étions réellement en guerre [comme l’a formulé Emmanuel Macron dans l’une de ses allocutions télévisées, ndlr], que penser de généraux qui, plutôt que de penser la riposte, passent leur temps à essayer de préparer l’après, le moment où ils se retrouveront dans le box des accusés ? Les éléments de langage présentés en défense sont : “Personne n’aurait pu prévoir.” Eh bien si, il n’y a qu’à se pencher pour sortir les documents, rédigés par des experts mandatés par le ministère de la Santé, qui conseillent de reconstituer un stock de masques nécessaire en cas de pandémie grippale. »
Avec une grande honnêteté, Christian Lehmann ausculte son propre rapport à la situation. Assure ne ressentir aucune exaltation, malgré une vocation venue de façon atypique. « Lorsque j’étais adolescent, je lisais de la science-fiction post-apocalyptique américaine ou anglaise. Souvent, dans ces romans de l’après, le médecin reçoit les honneurs car il est indispensable à la survie de la communauté. Je voulais pouvoir être utile. »
Avec verve, il poursuit sur la représentation de sa catégorie professionnelle dans les médias. « Les médecins se montrent dans leur humanité, avec leurs doutes, leur humour… Certains n’hésitent pas à se foutre des politiciens qui disent des conneries, ou de nos confrères spécialistes des plateaux TV qui, la chemise entrouverte, parlent déjà de déconfinement. Entre nous, on les pointe du doigt, car le roi est nu ! On en voit qui se mettent en scène de manière assez baroque, style “je monte sur le toit de l’hôpital dont je suis chef des urgences avec un hélicoptère dans le dos”, façon Apocalypse Now, alors que cette personne justement est connue pour être peu présente dans son service depuis quelques années. Il y a aussi cette vieille gloire de la médecine en lien avec tous les labos, qui se fait passer pour un pourfendeur de Big Pharma. Non mais les mecs, on vous voit, on a les noms, et on se marre…»
S’il ne manifeste « aucune confiance en la superstructure », Christian Lehmann apprécie « l’intelligence collective des Français, leur empathie et leur humanité ». « J’ai été aidé par mes patients, les habitants de la ville, des gens d’ailleurs qui sont venus déposer des surblouses, des masques, du gel hydroalcoolique… J’ai été protégé par les gens que je protège. [...] Certes certains ont volé des masques et menacé des infirmières, mais pour chacun de ces salopards il y a cent cinquante personnes qui aident leur voisin âgé et cousent des blouses pour les soignants. » L’entretien, acide et puissant, se clôt sur une note résolument optimiste. La certitude « qu’il ne faut pas désespérer de l’humain et de ce que Tennessee Williams appelle la “bonté des étrangers” ».